En 2014, quelques Tangérois – de naissance ou de cœur – se réunissaient au sein de l’association Ssilate et imaginaient de créer, le temps d’une journée, une déambulation artistique dans la vieille ville. « Au départ, nous souhaitions inventer un événement culturel accessible à tous, avec l’idée que ce ne serait pas le public qui viendrait vers l’événement, mais l’événement vers le public », se souvient Anne Chaplain, cofondatrice de la manifestation.
Forts de leur connaissance intime de la ville, les membres fondateurs effectuent un travail de repérage pour identifier les lieux fermés au public qui pourraient accueillir des expositions temporaires. « Nous cherchons des lieux qui font partie du patrimoine architectural et sont intéressants quant à l’identité ou la mémoire », précise Anne Chaplain, passant en revue les différents espaces partenaires de l’événement, tels que le Bazar Marrakech la Rouge, la synagogue ou le palais Akaaboune, un lieu mythique dans lequel les Rolling Stones ont enregistré un morceau en compagnie des musiciens de Jajouka, sous l’œil bienveillant du compositeur américain Paul Bowles.
Créer la surprise
« Ce ne sont pas des Journées du patrimoine comme elles peuvent avoir lieu à Casablanca, ajoute Najoua El Hitmi, artiste et membre de Ssilate. Nous n’avons pas de mission militante, nous cherchons à sensibiliser le public à l’art contemporain. L’objectif est de créer la surprise.» S’il s’adresse aux Tangérois, l’événement attire le public plus arty de Rabat et de Casablanca, Tanger n’étant plus qu’à une ou deux heures de ces deux métropoles depuis la mise en service, en 2018, de la ligne à grande vitesse Al Boraq. Pour autant, ce parcours artistique relève aussi du parcours du combattant, tant il est difficile d’obtenir des autorisations administratives pour l’ouverture de lieux souvent laissés à l’abandon et de bénéficier de subventions publiques. « La zone franche [Tanger Free Zone] compte plus de 200 entreprises, mais elles ne sont pas encore prêtes à nous soutenir », regrette Najoua El Hitmi. La manifestation perdure grâce à la fidélité de plusieurs sponsors et de partenariats avec l’Institut français ou la Cinémathèque de Tanger.
Avec déjà quatre éditions, ÊTRE[ICI], qui comporte également une programmation musicale ou théâtrale, a mis en avant plus de 180 artistes marocains ou internationaux, tels que M’ barek Bouhchichi, Amina Rezki, Thomas Henriot, Christine Ferrer et Geneviève Gleize – ces deux artistes ont été soutenues en 2022 dans leur projet de résidence par la Fondation Blachère d’Apt ; ils sont de nouveau invitées cette année. La plasticienne Safaa Erruas, adepte des installations in situ, a participé à deux éditions, en choisissant de se confronter à des espaces complexes.
En 2018, elle a occupé la prison du Mechouar avec l’installation Sphère du Oui et du Non composée de fils de coton suspendus à des bouquets de gypsophiles, tirant profit de la seule source de lumière disponible. Au sol, des débris de miroir reflétaient le ciel, comme une méditation sur le désir de liberté. En 2022, elle prenait possession, au cœur de la médina, d’une ancienne mercerie de 2m², dans laquelle elle a construit, à partir de tubes à essai enfermant une graine et reliés entre eux par de simples fils, une installation subtile évoquant les incendies de forêt ayant dévasté la région et révélant la nécessité du reboisement. « La déambulation que propose l’événement crée une dynamique intéressante, nous confie-t-elle. J’ai du mal à imaginer la même chose dans une autre ville. ÊTRE[ICI], c’est aussi l’esprit de Tanger, avec cette ouverture sur les deux mers. C’est la ville du détroit [de Gibraltar]. »
Des espaces rénovés
L’artiste Thomas Henriot, lequel exposa aux côtés de Safaa Erruas en 2018 avec une série de dessins sur papier japonais et d’impressions sur des soieries Brochier, rendant hommage à l’écrivain cubain Reinaldo Arenas, souligne lui aussi ce paradoxe d’un événement qui ouvre des lieux habituellement fermés. « Ce qui m’avait touché alors, se souvient-il, c’était de voir avec quelle audace les artistes marocains comme Safaa Erruas ou Khadija Tnana ont pu s’exprimer dans un endroit qui était symbole d’enfermement. Soudainement, la situation se retournait et cette ancienne prison [du Mechouar] devenait le lieu de toutes les libertés. »
Mais le fait d’armes le plus important de la démarche reste que plusieurs de ces sites laissés à l’abandon ont été depuis rénovés et convertis en musées nationaux, sous l’égide de la Fondation nationale des musées du Maroc. Ainsi, la prison du Mechouar est devenue le musée de la Kasbah, avec un espace d’art contemporain proposant des manifestations temporaires. Le Borj En-Nâam s’est transformé en lieu d’exposition permanent de la mémoire d’Ibn Battûta, et l’ancien bâtiment diplomatique Dar Niaba, dans lequel vécurent des représentants de la légation française et où séjournèrent Henri Matisse et Eugène Delacroix, est désormais un musée de l’Histoire diplomatique du Maroc, accueillant une riche collection privée d’œuvres orientalistes.
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ÊTRE[ICI], 14-15 septembre 2024, divers lieux, Tanger